François Sureau, avocat, écrivain et membre de l’Académie française a fait un discours lors de la rentrée solennelle de la Faculté de Droit et Science Politique de l’Université de Corse, qui s’est déroulée le 28 septembre 2023.
« Le bonheur que j’éprouve à vous parler, à être, fût-ce à distance, parmi vous n’est pas sans mélange. J’ai fait revenir à moi d’anciens souvenirs de votre île, mais le présent projetait sur eux des ombres politiques, aux arêtes rendues peut-être plus coupantes par la visite présidentielle qui se déroule aujourd’hui même. Je ne suis pas l’ami de ces ombres-là, ou plutôt je m’en suis détaché au point de les trouver importunes. Je ne m’en vante pas ; mais je me devais de vous faire cet aveu pour que vous ne vous trompiez pas sur le sens de ce que je vais vous dire à présent.
Mieux que la politique, j’ai aimé l’histoire naturelle. Je suis venu en Corse pour voir des papillons, et d’abord le merveilleux Porte-queue de Corse, le Papilio hospiton, que j’ai attendu en vain au col de Sorba, dans le Monte Renoso, près de Muracciole, dormant au milieu d’une forêt de pins Laricio inclinés par le vent. Ce papillon était un cousin du magnifique Teinopalpus de Hope, qui est un papillon de l’Himalaya, et cette parenté me faisait rêver. Lorsque j’étais enfant, nous apprenions les leçons de choses dans les livres d’Everaere et Orieux, publiés vers 1950. La page « quelques insectes » avait un tour hostile, comme il convenait pour l’éducation d’une jeunesse guettée par l’agriculture. La Piéride s’attaquait aux choux, le Machaon aux carottes, le puceron détruisait les roses et le doryphore ne le cédait en rien au fantassin allemand. Au pas d’une page on pouvait lire « dans votre région, quels sont les insectes qui font le plus de ravages ? ». Et les noms me venaient en foule, noms de politiciens et même d’intellectuels. Mais je n’avais pas de région. Si bien que la Corse m’est très tôt apparue, alors que j’attendais en vain le Papilio hospiton, comme une terre où s’approcher du mystère du monde. Et d’ailleurs, à chaque fois que je croyais en voir un, il n’était pas de cette espèce mais d’une autre. Comme la Corse, comme l’idée de la Corse, ce papillon ne se laissait pas facilement saisir. Un sentiment de liberté, d’incertitude aussi, passait entre ces rochers et j’y étais sensible.
Bien sûr, parisien de Paris, j’avais recueilli sur la Corse toute une foule d’images dont beaucoup n’étaient pas favorables. Il était question de clans, de trafics, d’une conception dévoyée de l’honneur. Mais ces jugements m’inspiraient déjà de la méfiance, et je pensais à propos d’eux à la phrase de Bernanos : « On m’a fait la réputation d’un homme dur, ce qui m’a perdu dans l’estime des hommes mous ». Et puis, armé de mon filet et de mes bocaux, j’ai traversé bien des villages dans la montagne. Je préférais la montagne à la mer qui m’a toujours inquiété depuis que j’ai lu les aventures d’Ulysse. Dans ces villages les monuments aux morts comptaient plus de noms, en proportion de la population, que dans n’importe quel endroit du continent. Je m’en suis ouvert à l’un de mes amis qui habitait le Nord de l’île. Il m’a dit simplement : « Chez moi, il y a autant de chèvres que de commandeurs de la Légion d’honneur ». J’avais vu, à la télévision, les images de la cave d’Aléria. Il m’a dit : « Le patriotisme corse est comme un rocher dans la mer du patriotisme français. Lorsque celui-ci descend, perd en intensité, en intérêt, en occasion de dévouement, le rocher corse apparaît. Cela devrait être une occasion de méditation plutôt que pour vous que pour nous ». Et comme il était à mes yeux aussi français qu’on peut l’être, cette distinction qu’il faisait entre lui et moi m’a frappé.
C’est dans ce temps déjà lointain que j’ai pris l’amour de la Corse. Il est difficile d’avouer cet amour à présent qu’une bande dessinée, puis un film, ont rendu tout à fait ridicules les continentaux amateurs de polyphonies et de saucisson qui s’écrient « nous adorons la Corse » afin d’éviter les plasticages, mais c’est un ridicule que je suis prêt à braver. D’autant que je suis frappé depuis longtemps par l’injustice de tous ceux qui, dans l’appareil d’Etat, daubent sur les moeurs insulaires alors que les Alpes maritimes, les bouches du Rhône ou le Var, je peux en témoigner personnellement, sont ravagés depuis plus d’un siècle par une corruption, une violence endémiques auxquelles nul préfet ne se soucie jamais de mettre un terme ; ou s’il le fait, c’est sans convoquer la presse ou les caméras pour ces gestes trop spectaculaires qui semblent accabler une population entière.
Non seulement j’aime la Corse, ses confréries, ses couvents abandonnés, ses montagnes magiques et ses silences incompréhensibles à tous ceux qui croient que les méditerranéens sont nécessairement bavards, mais je suis enclin, presque malgré moi, à juger un homme d’après les propos qu’il tient sur la Corse. De même qu’un jugement bref porté sur la Prusse manifeste à mes yeux le défaut d’une intelligence, une critique abusive de l’Angleterre, le peu de goût qu’on a pour la liberté, le mépris de l’Espagne, la perte du sens de la transcendance, et je suis prêt à poursuivre sans craindre le cliché, de même le mépris de la Corse montre surtout que celui qui le professe a perdu un peu de l’idée de l’honneur et s’est laissé gâter le sang. Mais de quoi parle-t-on au juste en parlant d’honneur ? Non pas, évidemment, de sa forme dégradée, qui existe bien sûr, la forme mafieuse, clanique ou machiste, qui couvre trop d’intérêts matériels pour qu’on puisse s’en réclamer sans rougir. Je pense au contraire à la nature profonde de l’honneur, qui a trait à une certaine exigence humaine. Je n’en connais pas de plus belle illustration que celle qu’a donnée Joseph Kessel en faisant le portrait du lieutenant Salvi, un officier des bataillons d’Afrique. Il était petit, sec, avec des yeux tristes et une petite barbiche. Ses hommes, tous des truands endurcis qui purgeaient leur peine en plein désert, l’aimaient pour cette barbiche. Kessel écrit : « Quand il fallait punir quelqu’un, il avait une façon de la tortiller qui montrait que ça ne lui faisait pas plaisir. Je t’assure, les hommes qui peuvent punir et qui le font sans joie, c’est rare ». Il m’a semblé assez vite que la conception que les Corses se faisaient de l’honneur, ou de la liberté, avait à voir d’abord, pour ce que je pouvais en comprendre, avec le sentiment de l’équité, de la justice. Si bien que lorsque j’ai appris la mort d’Yvan Colonna, que j’avais rencontré dans sa prison à Arles avec mon confrère Spinosi, je me suis senti Corse un moment, parce que ce sentiment-là était blessé, à l’exclusion de tout autre. Ici l’honneur, au sens de justice, rencontre la liberté, celle des nations comme celle des hommes. Ce sont les mots de juin 1940, et l’on reste frappé par le nombre de Corses qui ont rejoint la France libre. On en compte trente-deux dont les noms sont sur le grand tableau mural des compagnons de la Libération, aux Invalides. Lorsque défiant l’Empereur Chateaubriand prononce la phrase célèbre : « Sans la liberté avec l’honneur, il n’y a rien dans le monde », le plus Corse des deux n’est pas celui qu’on croit. Peut-être là-dessus reproche-t-on aux Corses d’être restés euxmêmes, alors que nous avons laissé filer ces notions comme l’eau file entre les doigts.
Mais alors, quelle patrie nous faut-il, sinon aimer, puisque l’amour de la patrie ne se décrète pas, du moins défendre ? Je laisserai cette question ouverte. Nous autres Français, et je prends ce mot au sens large de tous ceux qui ont été formés par l’instruction publique, nous sommes naturellement portés aux oppositions. Il faut choisir, être Français ou être Corse. Et les imbéciles des deux populations d’apporter chacun leur eau trouble à ce moulin. J’éprouve là-dessus de vives réticences, une grande incertitude aussi. Il m’a toujours semblé que les patries au-delà du sentiment immédiat de celui qui aime, comme nous le faisons, une vallée, une famille, l’odeur d’un maquis ou du bocage, n’avaient aucun droit à exiger de nous un amour inconditionnel. Aussi anglais qu’on puisse l’être, Chesterton détestait l’adage : « Right or wrong, my country », qu’il paraphrasait cruellement en disant : « vérolée ou pas, c’est ma mère ». Une patrie vaut si elle nous aide à préférer le meilleur à l’immédiat, et dans cette mesure seulement. Autrement l’amour de la patrie est un amour coupable, si du moins nous n’avons pas renoncé à une certaine idée du destin de l’homme.
Et il n’en va pas différemment des formes politiques. Ces dernières années, le fétichisme républicain a pris, dans les discours publics, une dimension affligeante et paralysante. Ce mot valise est brandi devant chaque femme voilée, chaque autonomiste un peu dur, chaque réfractaire si peu qu’il le soit. Il ressemble à une charge creuse, étant destiné à détruire, pas davantage. D’autant que la République dont on parle est toujours cette République unitaire que seule la classe politique ou les représentants de l’administration auraient vocation à défendre face à une population indifférente ou hostile. C’est faire bon marché de l’histoire. La République, ce fut aussi avant qu’elle ne change le bagne de Cayenne, les femmes privées de vote, la censure des livres et la peine de mort. On ne s’en tirera pas à si bon compte. Et de même la patrie. Si l’on s’en souvient, alors la question se transforme. Elle n’est plus strictement celle de savoir quels droits, au sens constitutionnel, la patrie mérite d’exercer. Elle est de savoir au nom de quoi elle les exerce ; au service de quelle idée de l’homme elle mobilise son histoire et ses traditions. C’est alors seulement que le folklore et les intérêts passent au second plan ; que la France cesse d’être le royaume du béret basque, des préfets, des gendarmes, des collaborateurs et de la baguette, pour redevenir celle de Bergson et d’Apollinaire ; que la Corse cesse d’être la république de l’escopette et de la vendetta pour rester celle de ses écrivains, de ses héros, de ses morts qui parlent à la conscience universelle. A mes yeux tout se mesure à cette aune-là : la langue corse doit être défendue, mais sans exclusive, pour que la Corse ne se réduise pas aux yeux du monde à une sorte de réserve d’indiens parlant un idiome inconnu du plus grand nombre. Le plus grand écrivain russe du XXème siècle, Nabokov, a changé trois fois de langue. L’essentiel est ailleurs. Et, puisqu’on doit de la franchise à ses amis, permettez-moi de vous faire part de l’étonnement qui est le mien lorsque je vois certaines fractions de la Corse céder à cette passion de la norme qui forme à mes yeux la part la plus noire du caractère français. Au fil des années, notre Constitution est devenue un invraisemblable fourre-tout, une auberge espagnole. Ses mécanismes fonctionnent mal, mais on continue, sans y porter remède, de le bourrer de toutes sortes de principes contradictoires dont l’énoncé ne sert à rien. A l’identité, je préfère le mot de vocation. Il existe, en France ou même en dehors de la France si les Corses le décident, une vocation de la Corse. Le jour où celle-ci dépendrait de son inscription dans un texte, elle serait morte. Ce sentiment si particulier de l’honneur, de la liberté, de la justice, ce mélange insaisissable d’enracinement et d’exil qui est le propre de cette nation, comme on disait autrefois, n’est pas suspendu au vote ou au refus d’un texte, et ceux qui à travers le monde n’ont d’intérêts que pour la grande querelle de l’homme, en sont heureux. Un pays réfractaire ne se laisse pas entièrement prendre dans les filets du droit. Nous avons parcouru ces dernières années les stations d’un drôle de chemin : l’assentiment forcé, le commerce maître de nos vies, les libertés compromises, l’Etat abandonné à sa propre propagande. Sur ce chemin j’ai aimé comme beaucoup d’autres que la Corse paraisse s’arrêter un instant. Ce n’est pas pour la voir se charger des mêmes chimères, simplement à plus petite échelle. S’il y avait un jour un Etat corse, qu’est-ce qui permet de penser qu’il serait plus juste ou plus efficace que le nôtre ? qu’il laisserait mieux passer à travers ces mécanismes ce que je ne peux que nommer l’âme corse, en tant qu’elle est précieuse pour l’humanité entière ? Il n’y a pas d’autre question qui vaille. J’espère de tout mon coeur que la Corse nous aidera à y répondre. Je crois qu’elle le peut.
J’ai peut-être mal lu Montesquieu, mais j’ai du mal à me persuader que le destin d’un peuple, et le peuple corse ne fait pas exception, dépende de sa capacité technique à faire des lois et non de son discernement quant à l’esprit qui les fonde ; de sa rigueur, de son aptitude à retrouver le bon chemin après s’en être écarté, de sa patience. Sans cela je serais d’ailleurs porté à désespérer de la France elle même, qui ces dernières années a multiplié les atteintes législatives à ses propres principes. Les institutions démocratiques sont les meilleures. Mais elles ne vivent, dans la durée, que par l’esprit qui les forme. Là-dessus, il existe un miroir aux alouettes institutionnel. Nous nous y prenons d’autant plus facilement que l’air du temps nous fait aimer les procédures et céder, à chaque fois qu’un problème se pose, au fétichisme normatif. Un drame, un tweet ministériel, une loi nouvelle, et le mot de République comme un manteau de Noé. Vous vous souvenez de la dernière visite à Chateaubriand, rapportée par Victor Hugo à la fin du chapitre de choses vues où il décrit les funérailles du vieux monarchiste : « M. de Chateaubriand ne disait rien de la République, si ce n’est : « vous fera-t-elle plus heureux ? » ».
Cette mise en garde est évidemment précieuse. Et pourtant il est un autre sens au mot de République que son sens purement institutionnel. Chateaubriand restait romantique et le bonheur est l’affaire de chacun. Mais dès lors que nous ne vivons pas comme des loups dans la forêt, il nous reste à savoir selon quelles règles. Et ces règles n’engagent pas seulement la paix civile, mais, au-delà, manifestent l’éclat, ou non, d’une destinée collective pour l’humanité entière. A cette aune notre histoire commune, et celle-ci, je le prends comme un fait, qui serait appelé à produire des effets après même que la Corse fût devenue indépendante, si elle devait jamais le devenir, cette histoire commune, donc, nous rappelle à l’essentiel. Et c’est ainsi que nos échecs et les vôtres, nos fautes et les vôtres, nos crimes et les vôtres, sont, tout comme nos pages d’honneur et de gloire à ce point communs qu’on s’en veut de les distinguer. Parce qu’à la fin nous savons, dans le secret de notre coeur, qu’il est une autre République que cette vieille dame en costume de fonctionnaire de l’enregistrement qui ne comprend rien et tire inlassablement des bords autour de la justice. Cette République n’est
pas un code, un alinéa, un codicille mais un rêve et le plus saisissant qui soit. Celle que nous aimons, de ce côté-ci de l’eau ou de l’autre, nous y présente un visage tourmenté et rédempteur, surgissant altéré d’un combat pour la nature humaine que sa devise résume : l’égale dignité de tous sans considération d’origine, la présence agissante de la liberté, puis la fraternité sans quoi rien ne serait justifié, pas même les institutions, l’ensemble justifiant seul l’amour de la patrie, qu’elle soit corse ou française ou bien les deux ensemble.
Vous me permettrez d’aller un peu plus loin. Ce que la France et la Corse ont en commun, me semble-t-il, c’est une hésitation, une incertitude, un équilibre chaque jour menacé entre le particulier et l’universel. Bien sûr, il ne manque pas d’esprits chimériques ou d’utopistes du passé pour récuser cette idée-là. Ils sont les mêmes, au fond, des deux côtés de la Méditerranée. Les adeptes de l’enracinement continental, je les connais depuis longtemps. Ce sont ceux qui se demandent pourquoi on n’a pas déjà donné son indépendance à cette terre de mafieux, de trafics et de plasticages, et bon débarras. Et si je connais moins les adeptes de l’enracinement insulaire, au moins sous sa forme exclusive, ils m’inspirent d’autant plus de méfiance que leur généalogie apparaît assez vite : c’est votre compatriote Abel Bonnard, dont on connaît la triste fin, se plaignant avant-guerre de la laideur uniforme qui se répand partout, d’une décoloration qui annonce la fin d’une époque, et finit pour s’en garder par se réclamer d’une tradition de la terre natale et des hiérarchies naturelles qui l’entraînera vers le fascisme, jusqu’à Sigmaringen puis le refuge trouvé dans l’Espagne de Franco. Mais sur l’autre bord, nul ne peut croire à l’idée d’une France unitaire et abstraite vouée, en dehors de toute histoire concrète, à la seule défense des droits universels. Rien ne la distinguerait de la Hollande ou du Canada. Rien ne distinguerait non plus la Corse du pays de Galles, et nous savons que c’est faux.
D’où que nous soyons, il nous reste à témoigner des vertus de ce déséquilibre plus fécond que tous les rêves de perfection, que toutes les constructions du droit. Corses ou français, ou les deux ensemble, nous serons toujours au-dessous de nous-mêmes, et c’est ce qui nous rassemble d’une manière imprévue. Ce sentiment d’inachèvement, nous l’avons en partage et il nous est précieux dans ce monde technocratique où l’on positive à tout va, où l’on se vante de futurs imaginés, où l’on déroule à l’infini feuilles de route, calendriers et programmes, où le néant de l’action se perd dans d’inutiles conclaves publicitaires ; peut-être nous permet-il parfois de nous souvenir de l’essentiel, saisissant l’éternité, comme le moine de la légende dans le murmure d’une source, l’hospitalité donnée à un fuyard, le regard amical de l’inconnu qui passe et réveille en nous le sentiment d’une fraternité qui ne doit rien à la loi.
Ce témoignage que nous avons à rendre, et d’abord les plus jeunes d’entre nous, il suppose une ascèse, mais c’est par cette ascèse je le crois que nous resterons fidèles à notre vocation, quel que soit le nom qu’on lui donne, une vocation corse ou une vocation française. Car la source de la liberté n’a rien de politique. Souvenez-vous, elle s’est formée dans notre enfance et notre jeunesse, lorsque Corses nous préférions Valéry, Zévaco, Francis Carco et les compagnons de la Libération à Arène ou Bonnard ; lorsque Français nous aimions suivre chez Eluard les aventures de cette liberté qui ne se laissait jamais saisir. Nous pouvons continuer de tenir ce fil d’Ariane, perdus que nous semblons être, sur le continent ou non, dans le labyrinthe des sentiments convenus et du paternalisme étatique. Au départ, où que l’on soit né par hasard, il y a cette protestation de l’enfance contre le mensonge des grands, et cette protestation de la conscience contre un ordre des choses auquel on ne mettra jamais assez d’italiques. « Car c’est enfin, écrit Gide à la fin d’une très belle conférence donnée en 1947, de l’âme même qu’il s’agit ». Cette âme, la vôtre, la nôtre, celle qui nous est commune, c’est l’essentiel, non le reste qui est poussière de vent, comme dit l’Ecriture.
Je vais vous dire simplement pourquoi en faisant revivre un souvenir. Il y a quelque temps, je suis retourné en Corse pour un enterrement. J’ai assisté à une messe au bord de la mer, puis nous nous sommes rendus au vieux cimetière d’Ajaccio. Il y avait des mausolées à dôme qu’on aurait pu croire grecs, et même, à l’écart, quelques tombes anglaises, quelques tombes russes. Je me suis dit qu’on avait tort de dire que les Corses n’étaient pas accueillants, et moi qui n’ai nulle part où aller après ma mort, je me suis mis à rêver à cet endroit. Au mur d’une chapelle de famille il y avait une plaque où l’on pouvait lire : « A mon fils bien aimé, Archange Fabiani, adjudant aviateur, mort pour la France ». Je me suis incliné devant cet archange qui avait décidé de piloter des avions. Au plus profond de la Corse il y a quelque chose d’étrange et qui nous touche, un mélange détonnant d’ancien et de moderne, de mouvement et d’immobilité. Dans cette conférence que j’ai citée tout à l’heure, Gide déplore que nous soyons mal armés pour nous maintenir en équilibre au-dessus de nos postulations contraires, l’ordre et la liberté, la tradition et le progrès, les liens originels et le sens de l’universel. J’ai fait ce rêve que la Corse continuerait de nous y encourager, de toute la force de cet esprit aussi insaisissable que ce papillon que j’ai passé à attendre des heures heureuses, dans la montagne, chez vous. »
François Sureau